Le 22 décembre 2023 [1], l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a effectué un revirement de jurisprudence en matière de droit de la preuve sur les fondements des articles 9 du Code de procédure civile [2] et 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Elle considère « désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
En l’espèce, dans le cadre d’une procédure de licenciement d’un salarié de la Société Abaque bâtiment services (la société ABS) et de demande du salarié du paiement d’heures supplémentaires et de congés payés afférents, ladite société produit des transcriptions des enregistrements audios obtenus à l’insu du salarié (des entretiens informel et préalable avec le salarié).
La Cour de cassation porte ainsi un coup d’arrêt au principe classique selon lequel lors d’un procès en matière civile, toute preuve déloyale est traditionnellement jugée irrecevable [3].
Ce revirement est par la suite confirmé par quatre décisions dans diverses matières :
- Le même jour, en matière de droit du travail, également, la Cour de cassation retient qu’un « motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail. Dès lors, une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne pouvant constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié, de sorte que l’employeur n’est pas fondé à invoquer la méconnaissance de son droit à la preuve. Doit en conséquence être approuvé, l’arrêt qui, après avoir constaté que le salarié a été licencié pour faute grave en raison de propos échangés lors d’une conversation privée avec une collègue au moyen de la messagerie intégrée au compte Facebook personnel du salarié installé sur son ordinateur professionnel, en déduit que ces faits de la vie personnelle ne pouvaient justifier un licenciement disciplinaire» [4]
En l’espèce, le remplaçant d’un salarié a utilisé son poste informatique, s’étant connecté au compte Facebook du salarié absent qui n’avait pas été fermé, le salarié remplaçant a transmis à l’employeur, la société REXEL DEVELOPPEMENT, la copie des propos dénigrants tenus par le salarié absent. Le salarié a été licencié pour faute grave.
- Le 10 janvier 2024, en matière de droit commercial, la Cour d’Appel de Paris [5] décide qu’est recevable et opposable, la preuve reçue en la forme d’un constat d’un huissier de justice produit par un franchiseur, la société SAS EWIGO DEVELOPPEMENT, dans le cadre d’une rupture des relations commerciales avec l’un de ses franchisés, la société MANAUTO, obtenue de manière loyale, à savoir sans stratagème et avec autorisation. En l’espèce, le franchiseur a reçu de l’un des franchisés membre, de manière spontanée avec son autorisation, ses codes d’accès au groupe Facebook professionnel de discussion restreint aux 24 franchisés, sur lequel la société MANAUTO, franchisé litigieux, avait tenu des propos dénigrants. La Cour considère que la preuve est indispensable au franchiseur pour les fautes graves de dénigrement et que la production de la preuve est proportionnée au but poursuivi par le franchiseur pour exercer la défense de sa réputation et de celle de son réseau de franchise spécialisé dans l’intermédiation en transaction automobile de véhicules d’occasion entre particuliers.
- Le 17 janvier 2024, en matière de droit du travail, toujours, la Cour de cassation [6] rappelle le principe posé lors du revirement de l’Assemblée Plénière et décide qu’est irrecevable et inopposable, la preuve produite par l’employeur, la société NUTRITION ET SANTE, à savoir une retranscription de l’enregistrement du salarié lors d’un réunion avec les membres du CHSCT désignés pour réaliser une enquête sur l’existence d’un harcèlement moral de l’employeur, car ladite preuve est déloyale (sans autorisation et avec stratagème) et n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié au regard des autres éléments de preuve produits par lui.
- Le 14 février 2024, en matière de droit du travail et de protection des données personnelles, la Cour de cassation [7] retient qu’est recevable, la preuve établie par la production des données personnelles issues d’un système de vidéosurveillance. La Cour confirme la décision de la Cour d’appel qui a retenu que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisé par la seule dirigeante de l’entreprise. En effet, elle explique qu’elle a mis en balance le droit au respect de la vie privée de la salariée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant compte du but légitime qui était poursuivi par l’entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens. Par conséquent, elle a pu déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables.
Il en ressort que les juridictions appliquent le principe d’utilisation d’une preuve, potentiellement déloyale, en matière civile, lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et qu’il y a une proportionnalité entre l’atteinte aux droits et le but poursuivi.
[1] Cour de cassation, Ass Pl, 22 décembre 2023, n° 20-20.648
[2] Article 9 du Code de procédure civile : « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention »
[3] Ass Pl, 7 janvier 2011, N°09-148667, n° 09-14316, Notice au rapport relative aux deux arrêts d’assemblée plénière du 22/12/2023
[4] Cour de cassation, Ass Pl, 22 décembre 2023, n°21-11.330[4], société REXEL DEVELOPPEMENT
[5] Cour d’appel de Paris, 10 janvier 2024, n° 21/22203
[6] Soc, 17/11/2024, N°22-17.474 : « Dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
[7] Cour de cassation 14 février 2024, n°22-23.073